Dix-neuvième abbesse
1190-1205
Émeline succéda à Marie de Duny. Elle eut pour assistantes dans l’administration du monastère, Mathilde de Berchère en qualité de Prieure, et Mathilde de Corbeil, en qualité de trésorière. Ces deux religieuses monteront à leur tour sur le siège abbatial. La première reçut, comme pension particulière destinée à ses besoins privés, 14 livres de rente annuelle, et la seconde en eut 12. C’était un abus contraire au vœu de pauvreté.
A l’administration d’Ameline II se rapporte un acte qui devait être éminemment avantageux aux habitants de Chelles. En 1191, notre abbesse fit avec la léproserie de Gournay un traité par lequel cette dernière vendait aux religieuses, moyennant trente livres parisis, plusieurs maisons et pièces de terre situées à Chelles. Comme condition de cette vente, il était stipulé que les malades de Chelles seraient admis en la maladrerie de Gournay.
L’administration d’Émeline paraît avoir été bien remplie. Elle augmenta notablement le temporel de son couvent et défendit avec énergie ses droits seigneuriaux. L’acte le plus important de son administration est la contestation qu’elle eut avec l’évêque de Paris.
D’un caractère singulièrement opiniâtre et résolu, l’abbesse Ameline ne craignit pas d’engager avec son évêque diocésain une lutte qui dura deux ans, dans laquelle le pape dut intervenir comme arbitre et dont le Père Dubois, dans son Histoire de l’Église de Paris , nous a conservé le souvenir.
D’après le droit canon, l’exemption est un privilège qui soustrait une église, une communauté séculière ou régulière à l’autorité de l’évêque. Toutefois les exemptions n’eurent jamais pour but de porter atteinte à la juridiction spirituelle des évêques sur les abbayes. Mais seulement de conserver leur liberté pour l’élection des abbesses, d’assurer le temporel et d’empêcher que l’évêque, allant trop souvent dans le monastère avec une suite nombreuse, ne troublât le silence, la solitude et la paix qui doivent y régner.
A l’exemple des abbayes de Faremoutiers et de Jouarre, Chelles s’efforça d’obtenir les mêmes privilèges.
Depuis les temps les plus reculés, les évêques de Paris avaient tenu pour certain que leur juridiction épiscopale s’étendait sur le monastère de Chelles. En effet l’évêque Erkanrad avait présidé à la translation du corps de sainte Bathilde , et les lettres du pape Innocent II attribuaient au titulaire du siège de Paris toute juridiction sur le dit monastère. Les évêques de Paris n’avaient donc aucun doute sur leur droit. Mais l’abbesse Ameline II, considérant que son monastère était de fondation royale, prétendit se soustraire à l’autorité de l’évêque. Néanmoins, avant de recourir au pape qui, dans ces matières, était l’arbitre suprême, les parties convinrent de soumettre leur différend à des juges qu’elles choisiraient amiablement et dont la décision ferait loi.
En conséquence, l’évêque et l’abbesse, d’un commun accord, avaient choisi pour juges : Thibaud, évêque d’Arras; Étienne, évêque de Tournay; Hugues, abbé de Saint-Denis, et Robert, abbé de Saint-Germain-des-Prés. Il avait été convenu que leur décision serait acceptée sans appel, et que la partie qui ne s’y soumettrait pas serait passible de 50 livres d’amende. Maître Thomas, clerc de l’évêque, exposa que les papes Innocent II, Eugène III et Alexandre III avaient toujours attribué aux évêques de Paris toute juridiction sur l’abbaye de Chelles; que les abbesses de ladite abbaye avaient toujours été bénites par ces derniers; qu’elles s’étaient toujours soumises à la visite de l’évêque ou de son archidiacre et lui avaient payé le droit de procuration dont le maître Thomas rapportait un titre revêtu des sceaux des abbés de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés.
L’abbesse Ameline, requise de faire sa déclaration sous la foi du serment, avait reconnu : 1) qu’elle avait été bénite par l’évêque de Paris; 2) qu’après avoir écrit de sa propre main sa profession de foi et l’avoir déposée sur l’autel, elle avait promis obéissance et sujétion audit évêque.
En présence de la déclaration d’Ameline, les juges avaient donné gain de cause à l’évêque et déclaré que l’abbaye de Chelles, ne différant pas des autres abbayes, était soumise à la juridiction de l’ordinaire comme les abbayes de Montmartre, de Saint-Victor, de Saint-Magloire, des Fossés, de Hières et de Lagny.
Mais au lieu de se soumettre à cette décision comme elle aurait dû le faire, l’abbesse, sans tenir compte de l’engagement formel qu’elle avait pris, se pourvut par voie d’appel devant la cour du roi; puis, sans attendre le résultat de son appel, eut recours au pape et fit partir immédiatement pour Rome maître Martin, chapelain de l’abbaye. De son côté, l’évêque y dépêcha maître Thomas, clerc de l’évêché.
Après avoir entendu les allégations contradictoires des deux envoyés, le pape pensa qu’il ne pouvait mieux faire que de nommer trois arbitres qui feraient une enquête sur les lieux mêmes. A cet effet, il choisit pour juges, en dernier ressort, l’évêque d’Arras, l’abbé de Saint-Victor et le prieur de Saint-Martin-des-Champs. Par sa lettre apostolique, après avoir exposé longuement l’état de l’affaire, les allégations des parties et les considérants du premier jugement, le pape Célestin III, s’adressant à ses délégués, leur traça la mission qu’ils avaient à remplir et leur donna les pouvoirs les plus étendus pour terminer définitivement le différend.
Les prétentions de l’abbesse n’étaient pas soutenables ; aussi les arbitres, après avoir pris connaissance de tous les faits de la cause et des titres produits par les parties, engagèrent-ils vivement Ameline à se soumettre. Ils pensaient, avec raison, que dans cette circonstance il convenait mieux à la dignité de l’abbesse de reconnaître spontanément son tort que d’attendre une condamnation inévitable.
Déférant à ces sages conseils, Ameline, tant en son nom personnel qu’au nom de son couvent, ne fit aucune difficulté d’écrire la déclaration qui suit : « Nous, Ameline et tout notre couvent…….nous désistant des procédures commencées entre nous et l’évêque de Paris; serment duement prêté tant en notre nom qu’au nom de l’abbaye, par les mains d’Eudes Frontin, ….avons promis, sous péril de nos âmes, et promettons que nous tiendrons pour agréable et fidèlement observerons tout ce que notre seigneur Eudes évêque de Paris, Hugues doyen, Pierre chantre de l’église de Paris et Robert prieur de Saint-Martin-des Champs auront décidé. »
La contestation étant terminée, il ne restait plus qu’à fixer la somme qui serait payée à l’archidiacre pour son droit de procuration.
« Lorsque l’archidiacre se rendra à Chelles pour l’exercice de son office, ce qui aura lieu qu’une fois par an, le nombre de ses chevaux ne devra pas excéder sept ; il sera accompagné du doyen et de quelques serviteurs en nombre compétent ; il acceptera avec satisfaction ce qui lui sera offert ; mais s’il croit devoir apporter avec lui quelques vivres, ou s’il achète quelques objets, l’abbesse ne sera pas forcée d’y contribuer pour quoi que se soit ; et quand il se retirera, il ne pourra rien emporter, comme nourriture, boisson, cire ou tout autre objet, si ce n’est ce qui lui sera libéralement offert. Si la procuration en totalité ou même en partie lui était refusée ou lui était trop chichement fournie, l’archidiacre, dans ce cas, ne devrait pas user de sa juridiction ni prononcer une sentence contre le monastère ou contre une personne appartenant au monastère ; il porterait sa plainte à l’évêque, lequel infligerait telle amende qu’il jugerait convenable. Dans le cas où le siège épiscopal serait vacant, l’archidiacre s’adresserait au chapitre. Dans tous les autres cas, l’archidiacre usera de sa juridiction.
Il n’est pas permis à l’archidiacre d’exiger, comme il avait coutume de le faire, et l’abbesse ne saurait être forcée de fournir ni palefroi ni cent sous pour tenir lieu dudit palefroi, ni quelque somme que ce soit à l’occasion de l’installation de l’abbesse. Nous rappelons qu’en toutes matières, à l’évêque ainsi qu’à l’église de Paris appartient toute juridiction sur l’abbaye de Chelles… »
Telle fut l’issue de la lutte engagée par Ameline II contre l’évêque de Paris dont la juridiction fut définitivement reconnue et consacrée.
Puis l’abbesse Ameline II eut à s’occuper de la conclusion d’une contestation en matière purement seigneuriale dont le sujet était l’exercice du droit de justice sur la terre de Coulombs que l’abbaye tenait de la libéralité de Louis le Débonnaire, lequel droit de justice était revendiqué par Barthelemy de Toury.
Les parties convinrent de soumettre leur différend au jugement de Blanche de Navarre, comtesse palatine de Champagne et de Brie, qui, veuve du comte Thibaut III, gouvernait alors le comté en qualité de tutrice de son fils mineur Thibaut IV.
La comtesse de Champagne et de Brie résidait à ce moment là à Montereau ; les parties s’y rendirent et comparurent devant elle. Blanche, après avoir entendu leurs explications, rendit son jugement et fit dresser par son chancelier le traité, qui terminant définitivement la contestation, fixait pour l’avenir les droits de chaque partie.
En 1137 Ameline Iere avait fait reconnaître le droit de patronage des abbesses de Chelles sur l’église de Mitry; mais l’église paroissiale du bourg de Chelles dédiée à saint André avait pour patron Jean de Pomponne qui, dans l’exercice de ce droit, avait succédé à ses ancêtres, fondateurs de l’église. En 1202 Jean de Pomponne consentit à céder à l’abbesse Ameline II ce droit de patronage, ainsi que les rentes et les dîmes que Hugues de pomponne possédait sur le territoire de Chelles, entre les saules de Gagny, le ruisseau de Villevaudé et la Marne. Cette vente a été ratifiée par Roger de Meulant, confirmée par lettres patentes de Philippe-Auguste et scellée du grand sceau.
En 1202, des arbitres appelés à donner leur avis, décidèrent que le curé-chefcier de Saint-Georges ne pouvait exercer son droit paroissial dans le bourg de Chelles. Puis en 1203 les droits des deux parties ayant été remis en discussion , il aurait été dit que le curé de Saint-Georges exercerait son droit paroissial tant dans l’église Saint-Georges que dans l’église Sainte-Beautheur, mais seulement sur les clercs, chapelains, prêtres, officiers, employés quelconques et domestiques de l’abbaye, en quelque lieu qu’ils demeurassent; que le curé de Saint-André exercerait son droit paroissial sur tous les autres habitants du bourg de Chelles.
Elle acquit tous les droits de justice dont jouissait un seigneur de Soissons sur la terre de « Pierre-Aube, ou Pierre-Blanche », entre Mitry et Mory.
Un autre accommodement, fait avec le seigneur de Livry, devait procurer au monastère un réel avantage au point de vue du temporel. L’église de Chelles possédait environ 600 arpents de bois, dits les bois de Montcharron, dans la forêt de Livry, dans lesquels il se commettait journellement tant de dégâts que le revenu desdits bois était absolument nul. L’abbaye se mit sous l’avouerie d’Étienne de Garlande, seigneur de Livry, qui était en même temps doyen de Saint-Aignan d’Orléans, archidiacre de Paris et chancelier de France. L’abbesse fit avec Étienne un traité par lequel le monastère abandonnait à son avoué la moitié desdits bois, à la condition que sur l’autre moitié le seigneur de Livry défendrait envers et contre tous, par ses propre officiers gruyers, les droits de l’abbaye et que les dits officiers gruyers prêteraient serment de fidélité à l’abbesse. S’étant rendu coupable d’un grand crime, le seigneur fut condamné à mort et toute sa fortune confisquée au profit du roi, avec les 300 arpents de bois qui lui avait été cédés. Cette propriété n’est rentrée dans la mense abbatiale qu’après cent ans de réclamations.
Enfin, après avoir terminé une dernière difficulté qu’elle avait eue avec le chapitre de Meaux, touchant les dîmes, Éméline mourut sur la fin de l’an 1205.

La prélature d’Émeline a été remarquable. Son application à maintenir la règle et la fermeté au milieu des difficultés nombreuses qu’elle a eu a supporter placent cette abbesse parmi les femmes fortes du monastère.
(DOM PORCHERON, bibliothèque diocésaine de Meaux, TR 436.34. 326).
(BERTHAULT, l’abbaye de Chelles, résumés chronologiques)
(L’ABBÉ C.TORCHET, Histoire de l’abbaye royale Notre-Dame de Chelles)
(J-P. LAPORTE, Le trésor des saints de Chelles.)